La prospective pour anticiper les évolutions des métiers du développement. Interview de Marc Lévy, GRET
Marc Levy est directeur de la prospective au GRET, un poste qui fait suite à un parcours riche dans le monde de la solidarité internationale, souvent axé entre l’action et la réflexion.
Bonjour Marc Levy. Vous êtes aujourd’hui directeur de la prospective au GRET. Qu’est-ce que vous entendez par prospective ?
La prospective, c’est avant tout une capacité à anticiper les évolutions. Au GRET, on porte un intérêt particulier sur les évolutions de type géopolitique mondiale. On ne craint pas d’observer ce qui nous entoure à ces échelles globales pour ensuite se préoccuper de l’impact que les évolutions peuvent avoir sur nos activités terrain, nos métiers. Il faut expliciter ces évolutions pour améliorer notre compréhension de notre environnement.
Notre motivation, c’est de constater des changements en cours pour pouvoir s’y adapter. Ce n’est pas seulement une prospective poussée par la curiosité ou le désir d’être plus « intelligents ». C’est parce que nous prenons le temps de constater des évolutions aujourd’hui que nous pouvons anticiper ce que ces « marges de changement » pourront donner dans un futur proche. D’ailleurs aujourd’hui, il n’est pas trop difficile de voir que ces changements nous menacent.
Le GRET a un poste dédié à la prospective, pourquoi ?
Il y avait au GRET une direction scientifique qui était là pour recouvrir les activités de capitalisation et de publication. Je m’occupais de ce service dans lequel l’essentiel du travail était de faire le lien avec nos pratiques, sous forme d’allers-retours. L’aller, c’est le fait de capitaliser les pratiques, les méthodes, les problèmes rencontrés, pour gagner en savoir. Le retour, c’est l’utilisation de cette capitalisation pour faire évoluer nos pratiques, sinon ça ne sert à rien.
Mon poste de prospective est vraiment né de ce côté organisation apprenante : on a développé la capitalisation en articulation avec la communication et le plaidoyer ; et inévitablement on s’est mis à observer ce qui se passait, les processus de changement en œuvre, pour construire nos messages. On a essayé d’articuler ça de plus en plus avec les possibilités d’évolution à plus long terme. On a singularisé la fonction de prospective par la suite. Mais la raison de l’existence de ce poste est aussi assez objective : le GRET a un financement public qui nous permet de mener cette activité. En échange, on rend nos travaux de prospective et de capitalisation publics.
Ne ferait-on pas mieux de mettre des moyens dans l’action, la réalisation de projets… ?
Moi je défends l’idée, avec un grand « i ». Ce sont les idées qui font bouger le monde. Si on n’est pas capables d’élaborer, à partir de nos expériences, de nos pratiques à petite échelle, des idées un peu plus globales, on passe à côté de quelque chose. Je pense qu’il faut investir dans ces réflexions, sans quoi il manque quelque chose. Ce serait appauvrissant de ne pas regarder autour de nous. Je constate d’ailleurs, y compris en interne, que cette capacité à comprendre notre environnement manque parfois de façon préjudiciable aux organisations de solidarité internationale.
On entend parler d’Afrique 2050, Sénégal Émergent 2025… Quelles sont les travaux de prospective majeurs dans la francophonie ces dernières années ?
Je ne les ai pas tous en tête. Nous en avons listé un certain nombre lors d’un travail de prospective dans un groupe avec Coordination Sud en 2015 [la liste de ces travaux est donnée page 19 du document de synthèse Coordination Sud 2030]. Cependant, il y en a un qui m’a particulièrement marqué à l’échelle du continent africain, qui était d’ailleurs à cheval entre un état des lieux et une prospective [Flux financiers illicites en Afrique]. C’est un travail qui analyse le manque à gagner du continent africain en lien avec les pratiques d’optimisation fiscale des entreprises. Piloté par Thabo Mbeki (ex-Président sud-africain) et financé par l’ONU, il montrait qu’il manquait 50 Milliards au budget du continent, du fait de l’optimisation fiscale, dont les états sont aussi complices. Sinon, le document de prospective de Europe 2030 est aussi tout à fait intéressant.
Qui commande ces travaux et comment sont-ils utilisés concrètement ?
Globalement, ce sont les grandes institutions : l’ONU, la Banque Mondiale, l’UE, l’Union Africaine, sans doute la francophonie… Les prospectives sont souvent menées à l’initiative de ces institutions. Elles cherchent à se donner les moyens de comprendre ce qui se joue à une échelle temporelle et géographique large, pour pouvoir ensuite soit influencer, soit accompagner, soit ralentir des changements politiques. Les travaux de prospective représentent un outil de pilotage et de décision.
Évidemment, il y a une réappropriation partielle de ce qui est proposé. Quand on produit une prospective, on ne s’attend pas à ce que le commanditaire s’en empare et dise « c’est ma stratégie ». Mais j’ai des exemples de prospective qui ont été ensuite la base de discussions très intenses, par exemple à l’Assemblée Générale de Coordination Sud. Ils regardent les idées qui les intéressent et trouvent des moyens d’agir là-dessus, de l’intégrer dans leur stratégie. Après, surtout quand la prospective est publique, chacun peut en faire l’usage qu’il ou elle veut. Elle peut aussi être déviée et dénaturée. Mais ça ne me semble pas être un risque à prendre en compte au moment du travail.
Quand on fait un tel travail, quelle est la marge d’erreur ? Est-il bien sérieux de faire des hypothèses sur ce qui va se passer dans 30 ans ?
Il y a dans l’analyse du temps présent la possibilité de mettre le doigt sur des éléments qui vont permettre de créer des scénarios, des possibles. On n’est pas que dans la projection mais aussi dans l’analyse de ce qui se passe aujourd’hui : ça limite la marge d’erreur. On sait qu’un problème sur lequel on met le doigt aujourd’hui aura forcément un impact sur ce qui se passera demain.
Typiquement, pour reprendre mon exemple, l’optimisation fiscale peut être démontrée comme étant à l’œuvre aujourd’hui. Rien ne dit ce qu’il en sera dans 15 ans, mais on ne risque pas de se tromper en disant que ce problème est une piste à explorer. Et après on peut imaginer des scénarios : est-ce que la communauté internationale va la réguler ou non, etc. Là il y a une réflexion de prospective.
Une seconde façon de juguler le risque d’erreur est de mener un travail de suivi régulier, par exemple tous les deux ans, pour réévaluer la stratégie en fonction des évolutions qu’on peut constater. Si on débouche sur un plan d’action, basé sur une prospective, on peut par exemple faire un premier plan à court terme puis suivre et refaire un travail de planification. Ainsi on affine au fur et à mesure.
Qu’est-ce qui fait une bonne prospective ?
Tout dépend de l’objectif. Faire une prospective sur des aspects de géopolitique mondiale, ou pour contribuer à l’élaboration de la stratégie d’une ou plusieurs organisations, c’est différent. Concernant les organisations, le gage de réussite est de commencer par faire un diagnostic sérieux et sincère des obstacles, limites, freins au fonctionnement de l’organisation. A partir de là, on peut voir comment ces blocages, freins etc. peuvent évoluer. Vont-ils bouger, se consolider… Cette réflexion doit nous mener sur des éléments clés de la dynamique de l’organisation.
Par exemple dans le cas de notre travail de prospective pour Coordination Sud, nous avons noté que le réseau est organisé en sous ensemble de collectifs. Cette organisation a son histoire mais elle est devenue obsolète et bloquante pour l’évolution de Coordination Sud. Elle empêche un certain nombre de choses. Une fois qu’on a trouvé ce qui fait problème dans l’organisation, on regarde comment on peut étayer cette hypothèse et quels seraient les leviers qui pourraient la faire évoluer.
Je pense aussi que la dynamique mise en place autour de la prospective est très importante. Elle doit à un moment donné faire l’objet d’un dialogue collectif pour amorcer l’appropriation du résultat. Sinon la prospective sera considérée comme extérieure et ne sera pas appropriée. Il faut passer du temps à faire la démonstration de l’intérêt du travail de prospective, car sinon, comme votre question le soulignait plus tôt, certains vont penser que c’est de l’argent et de l’énergie perdue et s’en désintéresseront.
La démarche de prospective peut-elle être conduite sur de petites échelles territoriales ?
Je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas faire ça à petite échelle, même si je n’en ai pas l’expérience. Sauf à prendre l’échelle du monde entier on est toujours confrontés au problème des articulations d’échelles : si on prend une collectivité territoriale, par exemple une commune, on est obligés de faire une articulation dans un sens et dans un autre. Il faut monter en généralité, pour prendre en compte des facteurs d’évolution externes. Mais aussi regarder à des échelles inférieures, « désagréger », quelle que soit l’échelle que l’on retient. On ne peut pas faire une prospective sur une commune sans prendre en compte l’évolution des habitudes des individus, ni celle des évolutions des politiques nationales, régionales etc.
Avez-vous des idées particulières pour conduire une démarche de prospective sur les métiers du développement local ?
Je ne peux pas répondre à cette question sans être directement impliqué dans la démarche, mais je vais souligner deux pistes de changement un peu générales que je constate depuis des années et sur lesquelles il faudra forcément réfléchir. Mon message c’est de dire « c’est à ces évolutions que nous devons nous préparer » et ça commence à infuser au GRET et ailleurs.
La première piste, c’est d’anticiper la sortie de la logique de l’aide. Le monde de la solidarité internationale est encore très marqué par l’idée que le nord riche doit aider le sud pauvre. C’est ce qui structure le secteur. Or, et les ODD vont dans ce sens, je pense qu’on devra radicalement en sortir et se fixer des objectifs communs partagés qui justifient une coopération et une solidarité internationale. En gros, on rentrera en coopération « de territoire à territoire » parce que nous affrontons des problèmes qui ont beaucoup à voir ensemble. Les marges de manœuvre sont énormes par rapport aux pratiques actuelles. Par exemple, le GRET n’a aucune réalité territoriale en France, ce qui ne pourra pas durer : il faudra être légitime chez nous pour traiter d’un problème ailleurs.
La deuxième piste, c’est la sortie de la logique projet et subvention publique, vers un fonctionnement plus entrepreneurial. Je pense qu’il faut défendre l’idée que le social et la solidarité relèvent de l’appui du secteur public, mais le service et le produit doivent aussi trouver leur économie par une activité marchande. Il faudra néanmoins rester fidèle aux objectifs sociaux et notamment d’accessibilité des produits et services aux plus pauvres. Aujourd’hui il y de plus en plus d’entreprises qui veulent investir la SI. On doit entrer en relation ou en compétition avec ces entreprises, donc intégrer dans nos façons de faire une part de logique entrepreneuriale. C’est par exemple ce qui se disait lors de l’université prospective de la Fonda il y a quelques semaines.