Penser la (re)localisation d’activités sur les territoires
Article de Laura REYES – (CIEDEL)
Localiser dans une perspective de développement local
Un contexte qui invite à la réflexion…
La crise du coronavirus a mis en avant les effets de la mondialisation sur les processus de production et la fragmentation des chaînes de valeurs dans une diversité de secteurs. Face à l’interruption de la production et aux difficultés d’approvisionnement des produits nécessaires pour faire face à la pandémie, la question de la localisation des processus de production interroge.
Nous avons donc vu émerger des prises de parole autour de la place donnée à la production locale ou nationale, à la lumière de l’expérience vécue pendant cette crise de la Covid-19. Parmi elles, de nombreuses analyses mettaient en avant la (re)localisation de la production dans les territoires comme un moyen de réduire la dépendance à des espaces géographiques éloignés. Elles proposaient aussi des localisations régionales, à l’échelle européenne.
Cependant, ces analyses continuent à perpétuer une vision du développement du haut vers le bas en présentant des scénarios souvent très généraux et déterritorialisés, où les acteurs qui jouent le rôle principal sont les États et/ou les entreprises. Elles ne prennent pas systématiquement en compte les conditions sociales et les éléments de contexte territoriaux nécessaires pour réaliser ces démarches.
Localisation n’est pas toujours synonyme de dynamique(s) locale(s)
Les choix autour du lieu d’implantation d’une production se font souvent en priorité dans une perspective économique – et non dans une perspective de développement local. Que ce soit vers l’étranger (délocalisation), pour rapatrier des activités sur un territoire (relocalisation) ou pour créer de nouvelles activités sur le territoire national, le critère économique – la rentabilité – conditionne souvent le choix de localisation. Il peut être lié à la fiscalité, au coût du travail, aux contraintes juridiques et plus globalement aux besoins de l’offre et de la demande.
La stratégie de localisation s’inscrit, pour les entreprises moyennes jusqu’aux multinationales, dans la mondialisation des échanges. L’implantation des activités cherche une diminution des coûts de production pour augmenter les rendements, ce qui permet souvent la diminution des prix des produits pour que les consommateurs puissent consommer davantage. Mais le choix de localisation peut aussi permettre de pénétrer des nouveaux marchés (ex : implantation d’une usine en Inde pour vendre un produit en Inde) ou de gagner en termes d’image. Les longues traditions familiales sur les territoires, l’utilisation d’une main-d’œuvre qualifiée et des savoir-faire traditionnels pour la production des produits apportent des bénéfices au niveau de la qualité et de la légitimité. La relocalisation de l’activité de Rossignol, fabriquant de skis, en Haute Savoie illustre bien comment le « made in France » peut être un atout face à la compétition.
De fait, ce sont en général les entreprises qui sont face à l’enjeu de décider où implanter leurs activités afin de mieux répondre à leurs propres intérêts. Ces choix peuvent bénéficier aux populations des territoires où elles s’installent par la génération de nouveaux emplois et la dynamisation de l’économie locale. Mais cette implantation dans les territoires ne signifie pas forcément une impulsion en termes de développement local. Si c’est l’entreprise qui décide tout, elle choisit de s’inscrire dans une mobilisation des acteurs locaux ou non.
Localiser différemment dans une perspective de développement local
Et si nous osions penser et agir autrement en impulsant des réflexions du bas vers le haut afin de mettre en lumière les enjeux et opportunités que la localisation d’activités peut générer dans les territoires ?
Dans une perspective de développement local, la localisation peut ouvrir une diversité d’opportunités et de possibilités. Le développement local, en tant que dynamique économique et sociale impulsée par des acteurs individuels et collectifs d’un territoire, privilégie la diversité d’acteurs plus que les infrastructures, les réseaux plus que les institutions établies. Il donne aux hommes et aux groupes une fonction de décision sur les actions qu’ils mènent.
Sur un territoire, des acteurs ayant des objectifs communs peuvent décider de travailler collectivement pour mettre en place des activités locales qui contribueront à une histoire commune. La (re)localisation d’activités est une opportunité pour impulser des initiatives nées à partir de la population locale, et qui répondent à des besoins identifiés sur le territoire. Ce développement d’activités productives qui répondent aux besoins locaux est un facteur clé pour la valorisation ou le développement des ressources locales (humaines, naturelles, techniques, etc.), ainsi que pour la mobilisation des acteurs locaux qui portent la réflexion et les propositions.
Pour penser les mutations en cours et à venir, répondre aux enjeux soulevés par la crise de la Covid-19, et penser la localisation comme une dynamique de développement, il semble pertinent de mener une réflexion sur la localisation à partir des démarches locales, c’est à dire à partir des territoires. Ce n’est qu’avec une perspective partagée de l’avenir que des solutions pourront être adaptées aux différents contextes et permettront d’impulser en conséquence, des initiatives favorables au développement des territoires, dans toutes ses dimensions.
Des bénéfices potentiels allant d’une meilleure maitrise des externalités de production…
Que ce soit pour assurer l’approvisionnement de produits ou pour répondre aux enjeux environnementaux, sociaux ou économiques, les démarches de localisation permettent de partir des initiatives locales pour dynamiser les territoires et valoriser les ressources présentes pour satisfaire les besoins locaux. Ainsi, mobiliser les ressources humaines locales permet d’installer une proximité et une réactivité pour mieux satisfaire la demande, ce qui est difficilement compatible avec une production éloignée des lieux de consommation.
Les consommateurs ont aussi un besoin croissant d’informations, non seulement sur le produit qu’ils sont en train de consommer, mais aussi sur l’origine de ses composants, sur les méthodes de fabrication, sur l’authenticité de ces méthodes et le sens donné aux savoir-faire utilisés lors de la production. Ils demandent aujourd’hui de la traçabilité (ou de la confiance), une exigence à laquelle la production locale a la capacité de répondre, contrairement aux grandes multinationales qui sont souvent opaques face à leurs procédures et méthodes de production. Dans ce sens-là, plus les individus sont intéressés aux externalités de leur consommation sur les territoires, plus la réorganisation locale de l’activité propose des perspectives différentes pour répondre à ces inquiétudes.
Au niveau environnemental, les localisations qui s’intéressent à l’impact des activités sur l’environnement peuvent présenter des bénéfices sur l’empreinte carbone en réduisant les émissions de transport. L’empreinte environnementale créée par le transit et le transport des biens en raison de la délocalisation et de la mise en place des chaînes de valeurs globales connaitrait des diminutions avec la réduction des distances de transport, à condition que la production et le transport local soient aussi optimisés et maitrisés.
Pour autant, la localisation sur les territoires de consommation n’implique pas forcément une diminution de l’impact environnemental ni la mise en place de pratiques durables et écoresponsables. Dans l’exemple de la production agroalimentaire, la prise en compte de la saisonnalité est clé pour pouvoir calculer l’impact de la production sur l’environnement. La production locale d’un aliment hors saison (ou dans des conditions éloignées de ses conditions de culture optimale) pourrait impliquer une plus haute consommation d’énergie et une augmentation des gaz à effet de serre que l’importation du même produit cultivé ailleurs.
… jusqu’à la recréation d’une identité sur le territoire
Au niveau social, la localisation des activités comme dynamique de développement local peut recréer un sentiment d’appartenance avec une identification à la production locale. Elle peut créer des interactions entre les membres des territoires et donc un renforcement du tissu social. L’activité viticole, par exemple, étroitement liée au concept de terroir, espace dans lequel une communauté humaine construit au cours de son histoire un savoir-faire collectif de production1, illustre bien cela. C’est aussi le cas de territoires qui ont souffert de la désindustrialisation et qui reconstruisent un tissu social et une activité économique à partir de leur histoire commune (comme à Roubaix, autour du pôle sur les textiles innovants – qui a néanmoins failli péricliter en 2019).
Dans ce sens, les démarches de localisation initiées ou portées par le tissu local introduisent en elles-mêmes un changement dans les interactions entre les différents acteurs en renforçant les échanges entre les porteurs de propositions et leurs potentiels partenaires, entre les producteurs et les consommateurs, et entre les consommateurs eux-mêmes, à la fois économiquement et socialement. L’expérience d’acheter chez le petit producteur de fromage dans son magasin permet la rencontre de personnes qui partagent les mêmes goûts et intérêts autour de la production locale, ce qui est difficilement envisageable dans un grand magasin. Ici, la création de valeur se fait par la rencontre entre les individus et leur territoire, le partage d’expériences et de savoir-faire.
Cependant, cette démarche a ses limites : tout n’est pas localisable – ou plutôt tout n’est pas localisable à un coût acceptable – du fait des ressources physiques, humaines, financières, etc., disponibles sur les territoires. Il est d’ailleurs nécessaire de disposer de critères pour définir l’échelle à laquelle considérer les territoires et réussir la localisation des activités.
Localiser, une démarche complexe avec de nombreux éléments à prévoir…
La localisation des activités dans les territoires est une démarche qui peut être difficile, complexe. Pour commencer un projet de localisation, que ce soit à l’échelle des collectivités territoriales, à l’échelle des individus (artisans, agriculteurs…) ou des entreprises, une réflexion en profondeur doit être faite. Il s’agit de bien connaitre le territoire, de savoir quelles sont ses potentialités et ses limites. Dans ce sens, l’objectif ne doit pas être de rechercher une quelconque autarcie, mais de mieux utiliser et valoriser les ressources disponibles (ce qui peut contribuer à les préserver).
Le diagnostic de territoire permet de savoir ce qu’on peut valoriser
Pour mieux connaitre le territoire, la place du diagnostic territorial est centrale. Il peut y avoir différents niveaux de diagnostic : un diagnostic global porté par des acteurs publics comme les collectivités territoriales, un diagnostic plus spécifique porté par une entreprise qui cherche à connaître l’état de lieux d’une filière, un diagnostic « d’usage » du territoire par ses utilisateurs… Le diagnostic rendra possible l’identification des capacités et ressources naturelles, humaines, techniques, financières, ainsi que les ressources qui relèvent du domaine de l’immatériel, de l’intangible : les compétences et savoir-faire, les initiatives nouvelles et les nouveaux processus et dynamiques qui sont déjà en train de changer le paysage du territoire… Le diagnostic de territoire est la boite à outils qui va permettre, ensuite, de répondre aux enjeux de la localisation et de développement local.
A partir d’une logique de valorisation des ressources locales, l’analyse des différentes activités menées offre des pistes, non pour chercher à attirer de l’emploi de l’extérieur (par exemple par du dumping fiscal) mais, au contraire, pour développer des emplois à partir des potentialités qui existent dans le territoire. Elle permet de dégager des questions autour des secteurs d’activité à renforcer ou développer sur le territoire, sur l’infrastructure existante, sa pertinence ou insuffisance par rapport aux besoins du projet de localisation, sur les modalités de réponse à ces besoins à partir des ressources déjà existantes (travailler en réseau) ou à partir de nouvelles infrastructures.
Mettre en place des moyens à long terme pour valoriser l’existant… et le renforcer
La question de l’identification des populations présentes dans les territoires est particulièrement sensible pour assurer le repérage de l’ensemble des groupes, de leurs ressources et de leurs possibilités de contribution, et d’autre part, pour les impliquer dans le processus. Sur ce point, il est important d’aborder la question de la main d’œuvre et de sa formation par rapport aux activités qui vont être déployées. Deux éléments-clefs sont à relever à ce sujet : d’une part, établir des alliances avec des organismes de formation pour mettre en place des nouvelles formations et renforcer ou actualiser celles déjà existantes ; d’autre part, anticiper dans le temps, puisque la formation a des impacts différés, en mois parfois, mais aussi parfois en années. De même, les alliances avec des organismes de formation peuvent garantir la pérennisation des savoir-faire traditionnels pour qu’ils ne soient pas perdus et oubliés, ce qui signifierait aussi la perte, en quelque sens, de ce que constitue la richesse des territoires. Dans certains cas, la coopération avec d’autres territoires peut permettre de reconstituer un savoir-faire perdu au niveau local.
Il est aussi important de savoir quelles sont les capacités techniques présentes dans le territoire et d’envisager les différents moyens de financement pour les projets à impulser. Pour renforcer la proximité, il est nécessaire de faire appel à une part de financement local, à travers l’organisation de négociations avec les différentes structures présentes sur les territoires. Ainsi, les collectivités locales ont toute la légitimité pour qu’une dynamique locale soit lancée ou pour soutenir les initiatives déjà existantes, et accompagner ces initiatives en menant des discussions sur de possibles déductions fiscales pour ceux qui les financent. De même, il est important d’assurer l’action des banques locales qui, en s’inscrivant dans des dynamiques locales, auront plus d’intérêt à les soutenir.
Attention à ne pas exclure la population locale des bénéfices de la dynamique
Finalement, il est nécessaire de faire une prévision sur l’impact que peut avoir une production locale sur le pouvoir d’achat en raison de l’augmentation des prix des produits fabriqués localement, ce qui surement aura un impact sur la consommation locale, surtout dans les foyers aux revenus les plus modestes. Pendant le confinement, les consommateurs ont changé leurs habitudes de consommation alimentaire en privilégiant la frugalité et en mettant en avant une perspective plus responsable par rapport à la planète. L’enjeu ici est de leur offrir l’opportunité de continuer à privilégier cette consommation plus responsable. Pour ce faire, le prix des produits et le pouvoir d’achat seront des éléments déterminants. L’absence d’analyse de ce facteur dans le diagnostic peut impliquer l’échec des initiatives locales à cause de l’inaccessibilité des produits pour les consommateurs. Elle peut aussi créer des fractures sur le territoire, contribuant à mener à des crises.
Quand et comment accompagner des démarches de localisation d’activités ?
Des révolutions ? Plutôt amplifier des mouvements
Actuellement, le contexte semble positif pour favoriser les initiatives de (re)localisation d’activités à partir des territoires :
- L’élévation du coût de la main d’œuvre dans les pays émergentsou dans les pays ateliers comme la Chine, peuvent décourager les délocalisations et favoriser les localisations dans les territoires ;
- La progression de l’importance de la dimension écologique/environnementale mais aussi sociale dans les activités économiques : chercher à mieux protéger les hommes, et à préserver, voire restaurer, les ressources naturelles et la biodiversité, et/ou faire le moins de dégâts possibles ;
- Un changement de mentalité de la part des consommateurs qui ont de plus en plus d’exigences face aux produits qu’ils consomment. Les initiatives des circuits courts illustrent bien comment des expériences de localisation dans le secteur agroalimentaire servent à mettre en place de nouvelles dynamiques et introduisent des changements dans les structures de pensée. Elles mettent en phase les organisations agricoles avec des mouvements de consommateurs, et le rapprochement entre les lieux de production et de consommation permet une meilleure performance économique des producteurs locaux. Cela induit également une redécouverte de la présence de paysans dans l’environnement immédiat et modifie le lien avec l’agriculture et l’agriculteur.
Pour amplifier et accompagner les démarches de localisation dans une perspective de développement local, il est essentiel d’être à l’écoute des territoires afin d’avoir la capacité de reconnaitre les initiatives qui ont besoin d’être impulsées et accompagnées. Cela passe par l’ouverture d’espaces qui favorisent la mise en relation et en accord des acteurs – comme par exemple les Tiers-Lieux. Mais également par la mise en place de processus de co-construction et de décision locaux, afin d’établir une vision et des choix partagés de l’avenir entre tous les acteurs du territoire.
Encourager la coopération à l’intérieur et à l’extérieur du territoire
La localisation des activités avec une perspective de développement local cherche certes à valoriser les ressources locales et privilégier la production locale. Mais elle n’oppose pas local et mondial. Localiser c’est construire une articulation entre les approches locales/nationales et les dynamiques de mondialisation afin de maintenir des relations avec le reste du monde. Dans ce cadre, la coopération est l’outil qui permettra de construire cette articulation.
Localiser, ce n’est pas mettre en arrêt les échanges avec le reste du monde. Les ressources sont réparties inégalement entre les territoires. La coopération entre territoires s’avère nécessaire, non seulement pour satisfaire des besoins précis (on ne produira pas facilement de café dans le nord de la France), mais aussi pour créer et renforcer des liens de partenariat, tisser des relations fortes et durables avec un éventail d’acteurs. Si dans la démarche la coopération entre acteurs est privilégiée dans le territoire, elle doit être aussi un aspect central dans la relation avec l’extérieur.
Cet article, explique par exemple comment, en raison de la crise économique liée à la Covid-19, les aides déployées pas les États ou l’Union Européenne pour soutenir l’activité des filières aéronautique et automobile seront insuffisantes. Le développement de pratiques coopératives entre entreprises et entre territoires peut aider à mieux faire en mettant en place des alliances et partenariats qui bénéficient à l’ensemble des acteurs afin de dépasser les relations conflictuelles et de concurrence, à la fois en situation de crise et en situation « normale ».
Passer à moins de concurrence et plus de coopération, une source d’innovation pour les territoires, et un moyen de répondre à des défis communs
Même si la concurrence est en partie inévitable, la coopération entre la pluralité des acteurs dans les différents territoires est fondamentale pour impulser les différentes initiatives qui stimulent le développement local. La proximité entre territoires générée à partir des pratiques de coopération facilite la mise en place de nouveaux projets – tout en prenant compte des caractéristiques du contexte -, à travers des partages d’expériences, de connaissances et de pratiques.
Elle peut permettre la mise en accord pour trouver des solutions aux enjeux communs – qu’ils soient mondiaux ou plus localisés – auxquels le développement local cherche à répondre, comme la lutte contre les changements climatiques et les dégradations environnementales, la réduction des inégalités, le respect des droits humains, la réduction de conflits…