Article issu d'un cycle de conférences de l'ambassade du maroc

Le développement territorial, facteur de paix, de stabilité et de développement ? Article

Résumé : De nombreux territoires, notamment au Sahel, en Afrique Subsaharienne et en Afrique de l’Ouest, sont dans une situation d’instabilité très forte depuis plusieurs années et échappent dans des proportions variées au contrôle des États. Cet article, proposé lors de travaux menés par l’Ambassade du Maroc, revient sur les processus de développement qui ont mis de côté les territoires, contribuant à cette situation, et identifie des points de blocage et de questionnement importants pour contribuer à éviter ces situations. Après 60 ans d’appui au développement, il est important de requestionner les approches qui n’ont de toute évidence pas donné tous les résultats positifs escomptés.

Date de parution : février 2020

Auteurs : Christophe MESTRE (CIEDEL)

Édition : Article paru dans LES MODELES ECONOMIQUES A L’AUNE DE LA MONDIALISATION ET DES TERRITOIRES, édité par l’Ambassade du Maroc. Document issu d’un cycle de conférences organisé entre janvier 2018 et octobre 2019.

Pagination : pages 130 – 135 (6 pages)

Niveau de lecture : tout public

Mots clés : paix et développement ; sécurité et développement ; modèles de développement ; décentralisation

pdf_button Télécharger le document complet : https://www.amb-maroc.fr/_docs/Cycle%20de%20conf%C3%A9rence%202018-2019.pdf

pdf_button Télécharger l’article : Le_développement_territorial_facteur_de_paix_de_stabilité_et_de_développement_?.pdf
ou lecture directement ci-dessous

Développement territorial, ou développement territorialisé : de quoi parle-t-on ?

Pour beaucoup, le développement territorial est conçu comme l‟expression des politiques d‟aménagement territoriales nationales, il est mis en œuvre depuis la centralité sur les territoires locaux. Le territoire est alors conçu, perçu et vécu par les autorités et les services techniques de l‟Etat comme le support géographique sur lequel mettre en œuvre les politiques, programmes et projets conçus par l’Etat. Le territoire est alors un espace neutre, sans dynamique propre où les responsables politiques et techniques « font » le développement pensé depuis « en haut », dans une logique d’aménagement du territoire.

Cette vision, cette pratique du développement territorialisé, ou au niveau local, du développement « localisé » reste encore très prégnante que ce soit :

  • au niveau urbain : construction des échangeurs et voies rapides dans de nombreuses capitales africaines –Ndjamena, Ouagadougou, Bamako…
  • décidées et réalisées depuis les ministères sans réelle concertation avec les collectivités territoriales. Choix urbanistiques, comme la construction de la ville nouvelle de Tanamasoandro au Nord d’Antananarivo, pensée depuis la Présidence de la République malgache, sans concertation ni avec les communes, ni avec les habitants du territoire,
  • au niveau rural : Construction d’infrastructures sociales (écoles, centre de santé…) sur la base des cartes scolaires et sanitaires définies au niveau central sans concertation avec les acteurs locaux. Constructions d‟infrastructures économiques (aires de repos pour les poids lourds par exemple) sans concertation avec les collectivités territoriales ;

Pourtant, les pratiques de développement local, progressivement ont fait apparaître la notion d’un territoire qui n’est pas un support neutre, mais un acteur du développement à part entière car le territoire au-delà d’être un espace géographique est avant tout un espace de vie de ses habitants, un espace marqué, produit, construit et piloté par les acteurs du territoire eux-mêmes, avec ses dynamiques, ses stratégies, sa gouvernance formelle ou non formelle ; un espace lié, articulé aux autres territoires et aux autres niveaux, tant infra (communes, quartiers, villages…) que supra (national, voir international).

Le développement ici n’y est plus un développement territorialisé, mais un développement territorial porté par les acteurs du territoire en lien -souvent dynamique- avec les acteurs des territoires voisins et du niveau central. A ce titre, le développement territorial est alors une dynamique propre de celui-ci, impulsée et mise en œuvre par les acteurs locaux et orienté par leurs stratégies qui peuvent être divergentes et demandent alors des mécanismes de régulation locaux pour construire des synergies et dépasser les clivages, les antagonismes en cherchant des intérêts communs aux différents acteurs.

Le territoire est alors le lieu d’expression, de mise en débat et de choix des orientations de politiques locales, qui en construisent l’identité en se projetant dans une vision d’un futur meilleur, d’un futur inclusif.

Les conditions pour que le territoire soit acteur de son développement : les leçons de la pratique

Passer du développement territorialisé au développement territorial, du territoire objet au territoire sujet demande de réunir des conditions de natures différentes, en particulier des conditions politiques et des conditions institutionnelles. Les principales conditions politiques à réunir sont les suivantes :

  • Construire un projet de société partagé entre les acteurs à l’échelle du territoire : Quelle ambition a le territoire pour son avenir ? quel est son horizon ? Il s’agit en transcendant les intérêts particuliers de construire la vision de l‟avenir que ceux-ci ont ensemble pour leur territoire.
  • Identifier, formaliser et mettre en avant les valeurs qui sous-tendent ce projet de société : Quelles sont les valeurs qui donnent du sens au territoire et à son projet ? quelles sont les valeurs communes aux acteurs du territoire qui permettent au citoyen de se reconnaître dans celui-ci ?
  • Parvenir à une réelle congruence entre le projet et les pratiques du territoire : Au-delà des discours il s’agit que valeurs et ambitions soient réellement les fondements des politiques et pratiques territoriales, qu’une réelle cohérence soit trouvée et mise en œuvre entre les valeurs déclarées et les pratiques du territoire.

Sur le plan institutionnel, les principales conditions à réunir sont :

  • La reconnaissance et l’exercice d’une réelle autonomie locale. Il s’agit pour le territoire de disposer de compétences propres, de capacité à mobiliser des ressources et surtout de la capacité à concevoir, prendre et mettre en œuvre des décisions de manière autonome par rapport à l’État central dans une logique de subsidiarité active mais aussi de dialogue dynamique avec le niveau central qui permet une régulation dynamique et une influence mutuelle entre territoires et État central,
  • L’existence sur le territoire de leviers d’action. Présence d’une ingénierie territoriale, connexions entre le local, le national et l’international, existence de ressources matérielles, existence d‟un potentiel humain sont autant de ressources nécessaires et mobilisables par le territoire pour qu’il puisse développer ses propres stratégies territoriales,
  • Une « souplesse » géographique. Il s’agit de permettre au territoire de s’affranchir quand il le faut des frontières administratives pour épouser les formes des territoires de projet, ceci par la mise en place de dispositifs institutionnels adaptés (coopération entre collectivités territoriales, intercommunalités…)
  • La mobilisation de capacités de dialogue multi-acteur et multi-niveau. Il convient d’être en mesure de mettre en place des dispositifs dans lesquels les acteurs vont savoir dialoguer, se confronter, débattre et produire des décisions pas toujours consensuelles mais nécessaires pour le territoire. Il s’agit donc de fonder et de faire fonctionner un système de gouvernance territoriale à la fois ouvert et inclusif et à la fois efficace et décisionnaire.

Les territoires du Sahel, l’échec d’un modèle de développement sans les territoires

Depuis maintenant près de 10 ans, les pays du Sahel (Mali, Burkina Faso, Niger, Tchad…) vivent une dégradation de leur situation, les rébellions violentes des groupes armés indépendantistes, terroristes ou tout simplement de droit commun… se multipliant et occupent des territoires de plus en plus importants qui échappent au contrôle des Etats.

Si l‟on ne peut nier l‟impact des évolutions du contexte (le chaos libyen, les importants trafics de tout type de marchandises licites ou non…) on ne peut que constater que le développement de ces groupes armés se fait sur des territoires caractérisés par :

  • une autonomie locale limitée, les collectivités territoriales souffrant depuis leur mise en place d‟un manque d’autonomie fiscale, de moyens matériels, de ressources humaines, de compétences transférées, de liberté face aux tutelles administratives. Par exemple à ce jour de nombreuses collectivités territoriales du Nord Mali ont des retards de paiement de leurs agents et sont dans l’attente des transferts de l’État pour pouvoir y faire face,
  • un État, des bailleurs de fonds, des projets, programmes et projets qui s’imposent sur la base de plans décidés en capitale sans concertation réelle avec les autorités locales.
  • une absence de réel dialogue territorial, de dispositif de participation des acteurs des territoires (élus locaux comme acteurs des sociétés civiles) à la décision publique,
  • une pression anthropique sur les ressources naturelles en pleine augmentation sans que des mécanismes de régulation (mise en défends, fixation des dates des saisons de culture…) aient été construits et consolidés entre les différentes catégories d’usages,
  • une absence de perspective d’avenir pour les jeunes… et les moins jeunes, sans perspective d‟emploi ni d’activité, la situation des États ne facilitant pas un climat des affaires serein et attractif tant pour les acteurs économiques nationaux que internationaux.

L’ensemble de ces facteurs contribue à construire des territoires sans projet collectif, sans espaces de débat et de gouvernance collectif, ce qui aboutit à la multiplication de projets fragmentés, juxtaposés qui se rejoignent dans le rejet du modèle de développement territorial venu de l’État central qui se nourrit en priorité par le système de l’aide projet alimenté par des bailleurs de fonds préoccupés par les taux de décaissement plus que par le renforcement des acteurs locaux et par le respect des dynamiques locales des territoires.

L’absence de reconnaissance des territoires, doublé de dynamiques d‟exclusion sociale (faible prise en compte des peuples nomades par exemple), et du développement de la mauvaise gestion (corruption, népotisme, clientélisme…) font ainsi le lit d’un divorce entre les acteurs du territoire et les représentants de l’État, qui peut déboucher sur des mécanismes de violence armée. Cette violence armée qui est avant tout politique se développe à la mesure de l’absence de réponse politique au désarroi d’une part grandissante de la population qui ne sent ni écoutée, ni reconnue comme acteur de son territoire, qui ne voit pas s’ouvrir d’espaces de dialogue politique (les politiques de régionalisation tant de fois annoncées restent à ce jour des vœux pieux) et qui ne se voit pas d’avenir dans le récit national actuel. Cette violence multiforme, ouvre pour certains acteurs locaux de nouveaux espaces politiques qui leur permet de se sentir reconnu, influant et dans une démarche de construction d’un futur meilleur.

Les enjeux d’une décentralisation effective pour garantir la paix et le développement

La décentralisation est une des réformes de l’État qui va le plus dans le sens de la reconnaissance par l’État central des territoires comme acteurs du développement à part entière avec leur autonomie, leurs moyens, leurs mécanismes de gouvernance territoriale. A ce titre la décentralisation est un moyen qui peut permettre de fonder de véritables projets de territoire et de se constituer ainsi en levier pour le développement et la paix. Pour cela, il est nécessaire que les politiques et pratiques de décentralisation libèrent l’énergie des territoires en ouvrant des espaces de liberté à leurs acteurs.

Or majoritairement, dans les pays du Sahel on assiste à une panne des processus de décentralisation où l‟autonomie des collectivités territoriales est régulièrement bafouée, où les transferts de ressources non affectés plafonnent à moins de 5 % des ressources propres des budgets des États, et où les coopérations bi et multilatérales continuent à privilégier une action à travers les ministères sectoriels même sur les compétences transférées.

De fait, 30 ans après le début des processus qui ont mené aux décentralisations dans les pays du Sahel, la décentralisation dans les faits a peu avancé, n’a pas réellement permis l’écoute et la prise en compte des différents groupes sociaux locaux nourrissant ainsi le développement d‟un rejet de l’État central et favorisant l’émergence des groupes armés malgré des pratiques courageuses et pertinentes de quelques collectivités territoriales qui développent des pratiques inclusives et participatives. La décentralisation reste donc un potentiel à ce jour peu valorisé et donc peu investi par les forces des territoires.

Conclusion : quelles leçons tirer de cette situation ?

La principale conclusion que nous pouvons tirer de cette situation est l’urgence de pouvoir appuyer la mise en place d’espaces de dialogue territorial, d’espaces de gouvernance territoriale permettant aux acteurs des territoires d’être reconnu dans leur capacité à participer à la construction des décisions pour leur territoire et à en assumer la responsabilité. Face à cela, force est de constater notre responsabilité individuelle et commune.

Agents de développement, enseignants, chercheurs, décideur politique, nous avons tous notre part de responsabilité dans la situation actuelle :

  • Depuis bientôt plus de 60 ans, politiques, projets et programmes de développement ne sont pas parvenus à contribuer à faire exister le local et se sont reposés sur l‟intermédiation de l’État central, même avec les processus de décentralisation né à l‟aube des années 90 dans le cadre des conférences souveraines nationales. Qu’avons-nous fait pour changer cela ?
  • Depuis bientôt plus de 60 ans, les dispositifs projet sont logés dans les directions nationales des ministères ou dans des agences crées à cet effet qui absorbent l‟essentiel des budgets de fonctionnement des projets et (véhicules, moyens techniques…). Que faisons-nous pour que cela change ?
  • Depuis bientôt plus de 60 ans, nous avons laissé se développer des approches qui sont basées sur la préservation de l’intérêt de quelques-uns qui cumulent les participations aux ateliers, séminaires, formations, échanges et les avantages qui en découlent au détriment des acteurs des territoires. Qu’avons-nous fait pour construire des approches qui permettent de localiser ses approches pour renforcer les compétences locales ?

A nous de relever le défi d’une refondation des fondements de l’action publique et de la coopération au développement pour qu’ils soient des facteurs de développement des territoires, non plus comme support des politiques centrales mais comme acteur de leur devenir. C’est à cette condition que nous pourrons réellement influer pour la construction d’un avenir de paix et de développement.