Recherche appliquée sur le développement local inclusif : retour sur le rôle du CIEDEL
Entre 2012 et 2015, le CIEDEL a mené une recherche appliquée sur la mesure des effets des stratégies de développement local inclusif avec plusieurs partenaires et 5 territoires d’expérimentations. Au vu des résultats encourageants, un outil d’appropriation a été élaboré entre 2016 et 2017. Après 6 ans de travail, nous vous proposons un résumé sur la position du CIEDEL dans la recherche, et les retours d’expérience sur son rôle de coordination/médiation dans le processus de recherche.
Le projet a rassemblé au départ un noyau de quatre partenaires : le CIRRIS, le CIEDEL, Handicap International et Vida Brasil. L’objectif était de construire une démarche méthodologique de mesure des effets des démarches de développement local inclusif, centrées sur l’amélioration de la participation sociale et citoyenne, individuelle et collective, des personnes en situation de handicap, puis de la tester en situation réelle, et d’en tirer des enseignements pour l’amélioration des outils de mesure. Cinq territoires partenaires se sont associés sous des formes diverses pour expérimenter la méthode et les outils proposés par les partenaires : Bordeaux, Québec, Salvador, Tuléar et Villeurbanne.
La démarche de recherche et ses résultats ont fait l’objet d’une capitalisation, rassemblée dans 10 cahiers et un rapport de synthèse mis en ligne sur le site de la FIRAH, principal partenaire financier de ce travail, aux côtés de la CNSA, de Malakof Médéric et de Réunica.
Le CIEDEL a poursuivi l’expérience de 2016 à 2017, avec le RIPPH, et Vida Brasil, grâce à l’appui de la FIRAH. Plusieurs organisations africaines de la société civile se sont jointes au processus de travail, pour apporter leurs regards et leurs réflexions sur l’outil-guide.
Les partenaires de recherche souhaitaient mettre les résultats de la première phase de travail à la portée des acteurs de développement local inclusif sur les territoires, sous la forme d’un guide méthodologique
Pourquoi parle-t-on de recherche appliquée ?
La recherche sur le développement local inclusif partait d’hypothèses basées sur le modèle et les hypothèses élaborés par les chercheurs du CIRRIS, appelé Processus de Production du Handicap (PPH). L’hypothèse principale sur laquelle repose ce modèle est que les situations de vie dans lesquelles se trouvent les personnes handicapées sont le résultat d’une construction sociale, c’est-à-dire que ces situations résultent du regard porté sur les personnes handicapées, de l’attention portée (ou non) sur leurs situations dans l’accès aux services publics, dans l’accès à l’éducation, à l’emploi, etc., et de la solidarité que la société accepte de déployer à l’égard des personnes handicapées pour leur faciliter la vie et leur donner le droit de choisir leur projet de vie.
Plus qu’une production de nouvelles connaissances scientifiques, le but de cette recherche était d’étudier les perspectives d’application de la démarche méthodologique pour accompagner un changement de pratiques sur les territoires dans la prise en compte du handicap. C’est en cela que l’on parle de recherche appliquée.
Très concrètement, il fallait confronter les hypothèses des chercheurs aux pratiques de terrain, dans différents contextes, en incluant les acteurs des territoires au processus de recherche : analyse de leurs pratiques, choix des modes d’usage méthodologique, expérimentation des outils, retours sur les expériences…). Les allers-retours chercheurs/acteurs de terrain permettaient d’une part de mesurer les écarts entre les hypothèses et leur réalité sur le terrain dans des contextes différents, d’autre part de vérifier l’utilité des outils, et enfin de faciliter l’appropriation de ces outils par les acteurs.
Le partenariat de recherche : complémentarité des acteurs
L’intérêt du partenariat de recherche était de s’appuyer sur la diversité (et non sur l’homogénéité comme c’est parfois le cas pour la recherche) pour produire de nouveaux savoirs, avec 3 grands points d’intérêt :
- Croiser des regards autour d’une même question dans une approche pluridisciplinaire (anthropologie, sociologie, sciences politiques, anthropologie juridique, sciences de la santé) ;
- Construire du savoir à la fois sur l’objet (définir la participation sociale des personnes en situation de handicap), ses principes d’action (les mécanismes qui permettent cette participation, comme les dispositifs de gouvernance spécifiques) et ses processus (ce que ces dispositifs produisent, pour les personnes concernées, pour les territoires, au niveau de la gouvernance… et pourquoi) ;
- Mobiliser pour cela des compétences et capacités différentes et complémentaires dans une approche horizontale de construction du savoir (chercheurs, organisations de la société civile, techniciens des collectivités locales, agents de développement local, formateurs, experts, personnes en situation de handicap à la fois usagères des territoires, et sujets-actrices, …)
Le rôle du CIEDEL : chef de file et médiateur entre le savoir et la pratique
Dans une recherche appliquée, il est nécessaire de pouvoir faire le lien entre les espaces de recherche et les territoires. Le CIEDEL a pris un rôle de médiateur/coordonnateur dans la recherche. C’est un rôle qui convient bien à la structure qui, comme centre de formation, structure d’appui et acteur du développement local, est constamment au croisement des savoirs et des pratiques.
Le CIEDEL portait donc 4 fonctions dans cette recherche, dont une très spécifique (en gras) :
- assurer la redevabilité vis-à-vis des partenaires financiers ;
- coordonner l’action entre les partenaires au sein du comité de pilotage stratégique et de suivi des réalisations ;
- assurer la conduite technique et scientifique du projet, en collaboration avec le CIRRIS, le RIPPH et Vida Brasil ;
- être médiateur entre la réflexion et l’action pour permettre la production de connaissances issues de la confrontation de la théorie à la pratique.
Une évolution de la recherche appliquée vers la recherche-action
Au départ pensée comme une recherche appliquée, la recherche menée a peu à peu intégré des caractéristiques d’une recherche-action :
- une visée de changement pendant la recherche (et non pas à la suite de) pour faire évoluer les pratiques ;
- le portage de la recherche par les acteurs eux-mêmes (et non plus par les chercheurs uniquement), tous à la fois co-acteurs et co-chercheurs, devenant une communauté apprenante ;
- une co-production de savoirs ;
- la réalisation d’une action, objet d’expérimentation et d’analyse.
L’une des causes de cette évolution est la montée en puissance des acteurs, du fait du temps long de la recherche : ils ont pu s’approprier un certain nombre d’ambitions ou de codes de la recherche. L’une des conséquences les plus intéressantes, c’est que les acteurs contribuent déjà à l’évolution de leurs pratiques et s’approprient beaucoup plus facilement les résultats de recherche. Ils créent aussi de l’innovation à l’échelle de leur territoire.
Les éléments les plus importants du travail de coordination/médiation
Le travail mené par le CIEDEL et ses partenaires était ambitieux à plusieurs niveaux : diversité géographique, durée de la recherche, nombre de partenaires impliqués… Nous identifions plusieurs facteurs clés qui ont permis la réussite de ce travail.
A. Réfléchir l’organisation de la recherche différemment, surtout si on évolue vers une recherche-action
La recherche-action pose la question de la forme du dispositif de travail à mettre en place, et de ses modalités de fonctionnement. Elle implique une réorganisation des rôles dans le mode de production de la connaissance. L’enjeu est d’être capable de conduire simultanément, autour d’intérêts partagés, une démarche de recherche, un processus d’acculturation respective et d’apprentissage collectif. Point également très important : la gouvernance du projet ne peux pas être figée à l’avance, pour laisser de la place aux acteurs qui monteraient en compétence sur cette recherche. Par ailleurs, la définition du périmètre de travail doit se faire du point de vue des acteurs locaux et de leur échelle de travail. Même si la recherche concerne une problématique mondiale, qui s’inscrit dans l’application de la charte des Nations-Unies sur les droits des personnes handicapées, les terrains seront forcément plus réduits.
B. Poser et faire vivre les principes d’horizontalité et de complémentarité entre les diverses catégories d’acteurs
Le premier travail du coordinateur est d’installer des relations ouvertes entre les contributeurs pour favoriser la mobilisation de toutes les connaissances et idées. Un temps dédié à l’interconnaissance des acteurs est nécessaire. La gouvernance de la recherche est mieux partagée. Cela suppose d’être attentif aux conditions d’animation de la communication entre les personnes. En rendant la prise de parole plus facile pour tous, en facilitant l’intercompréhension des propos, l’écoute mutuelle, la recherche devient vraiment multi-acteurs.
C. Construire un référentiel commun
Chaque acteur construit sa représentation, sa compréhension et son discours à partir d’une perspective qui lui est propre. Une richesse qui peut devenir un obstacle lorsque l’on doit réfléchir ensemble. Pour rendre possible la coopération, la collégialité, la collaboration entre des acteurs qui n’ont pas l’habitude de se côtoyer, le coordinateur s’attarde à coconstruire un référentiel commun. Ce référentiel comprend une vision commune, une analyse commune, un langage commun. Le temps pris en amont de l’expérimentation est un temps gagné pour la mise en œuvre et la capitalisation.
D. Évoluer du rôle de coordinateur à celui de passeur-médiateur-traducteur-pédagogue
La construction d’une nouvelle relation de la recherche à l’action et de l’action à la recherche met au centre du jeu la régulation de la rencontre entre des acteurs de cultures professionnelles et de statuts différents. L’apprentissage collectif autour des nouvelles formes de travail est nécessaire et la diversité est mise au centre du processus de recherche. Pour permettre cette évolution, le rôle de coordination de la recherche est « hybride » : le ou les coordinateurs sont capables à la fois d’anticiper les difficultés liées aux différences d’univers, d’écouter, d’observer, d’interpréter et de traduire les discours, d’expliquer les questions travaillées, d’animer les échanges, et de faciliter les productions communes.
E. Utiliser la capitalisation d’expérience pour passer de l’expérience individuelle aux savoirs collectifs
Capitaliser, c’est transformer le savoir issu de l’expérience, en connaissance partageable. Compte tenu des spécificités de ce type de recherche, la capitalisation occupe une place centrale dans l’ingénierie de travail. Elle permet de construire la mémoire du travail et des échanges, et de faciliter l’analyse collective de l’expérience. C’est une clé pour produire des connaissances issues à la fois de l’expérience et de la recherche.
Le passage des savoirs aux connaissances partageables implique d’ailleurs de travailler sur l’appropriation et la légitimation des résultats, et non à une simple publication scientifique. Les bénéfices immatériels de la recherche peuvent ainsi mieux être partagés entre les contributeurs, ce qui donne plus d’opportunités de travailler à moyen terme (car chacun y voit son intérêt).
Pourquoi la recherche-appliquée n’est pas plus répandue ?
En termes de lien avec le terrain, d’innovation sociale et territoriale, d’appropriation collective de la recherche, la recherche appliquée nous semble être une formule pleine d’atouts. Pourtant elle est encore loin d’être répandue. Quelques éléments permettent sans doute de comprendre pourquoi :
La valorisation des résultats arrive bien après la phase de recherche
Faire travailler conjointement universitaires et acteurs territoriaux n’est pas en soi une innovation ; c’est l’inscription de cette collaboration dans un temps long qui l’est. Or, on le voit avec ce travail sur le développement local inclusif, que la valorisation des résultats du travail réalisé est forcément en décalage avec le temps de la recherche. Il faut en effet le temps de l’apprentissage, du développement des choix et celui des évolutions de l’action.
Le rôle d’interface est peu (re)connu, il est donc difficile de trouver un pilote
La recherche appliquée en sciences sociales n’est pas encore intégrée dans l’institution universitaire. Elle s’inscrit dans des pratiques en marge, non reconnues, ni légitimées. Les rôles et le profil de la coordination propre à ce type de travail est donc difficile à faire reconnaitre et à valoriser. Pourtant, comme nous l’indiquions plus haut, cette coordination joue un rôle essentiel pour faire collaborer les acteurs. La recherche-action, elle, échappe à la sphère universitaire puisqu’elle est définie et menée par les acteurs de terrain.
Les financements pas encore au rendez-vous pour ce type de recherche
Compte tenu du caractère encore atypique de ce type de recherche, la mobilisation de financements pour réaliser ce travail est souvent difficile. Même des acteurs qui soutiennent le changement de pratiques et l’innovation sociale hésitent à s’y engager. La recherche appliquée parait moins rassurante, car elle ne repose pas (que) sur quelques personnes (les chercheurs).
Pourtant, la recherche appliquée territorialisée peut produire de l’innovation territoriale, des changements de pratiques, et rapproche les acteurs
Ancrée dans des contextes territoriaux, la recherche appliquée permet de concevoir des réponses à des problématiques territoriales à la fois communes et spécifiques, problématiques qui sont par essence pluri-dimensionnelles, diverses, complexes et imbriquées. Pour innover socialement, il faut pouvoir mobiliser sur le territoire des compétences qui relèvent d’acteurs socio-économiques et socio-culturels diversifiés. C’est justement la spécificité de ce type de partenariat de recherche. On peut mieux mettre en liens, et faire converger des politiques publiques conduites sur les territoires et les initiatives économiques, associatives et citoyennes.
En facilitant la rencontre et la collaboration entre des domaines et des univers dans le temps de l’expérimentation, on permet de mutualiser et d’hybrider des ressources. Avec pour effet, la possibilité de concevoir et de mettre en œuvre de nouveaux modèles et pratiques de développement.
Enfin, les acteurs impliqués dans une recherche qui rejoint leurs centres d’intérêts sont plus à même d’en réutiliser les résultats et de les valoriser. Les nouveaux outils et savoirs sont plus adaptés à ceux qui ont contribué à les faire émerger. Cette logique de co-portage et d’appropriation facilite à la fois l’adaptation et l’évolution réelles des pratiques.
Pour toutes ces raisons, le CIEDEL souhaite continuer à s’investir dans des partenariats de recherche ouverts, tournés vers la créativité, et le changement de pratiques au profit de tous.